Une réalité inacceptable.

1875. Paris. Le jury du Salon crie au scandale devant un tableau ; il s’indigne d’un sujet trop réaliste et prosaïque représentant de « petites gens » au travail auxquelles nul ne s’intéresse habituellement. Certains critiques parlent même de « sujet vulgaire » !

Gustave Caillebotte a 26 ans lorsqu’il présente son tableau Les raboteurs de parquet au Salon. C’est ce refus qui décide le jeune peintre à se joindre aux impressionnistes. Il présente sa toile à leur seconde exposition en 1876 où Edgar Degas expose ses premières Repasseuses.

Pourquoi ce tableau choque-t-il les membres de ce jury pourtant habitués à cette date au réalisme des œuvres de Courbet ou de Manet et aux paysans de Millet ? Parce qu’il s’agit de l’une des premières représentations en peinture du prolétariat urbain. Si les peintres ont souvent représenté les paysans (Les glaneuses de Millet) ou les ouvriers du monde rural (Les casseurs de pierres de Courbet), les ouvriers des villes n’ont encore jamais fait l’objet de tableaux. Les glaneuses de Millet renvoie certes à une image banale de labeur quotidien mais comme la scène se déroule dans les campagnes, elle est assez éloignée de la réalité quotidienne des amateurs d’art citadin pour être idéalisée par eux. Les raboteurs de parquet, bien au contraire, avec ses lambris dorés et les ferronneries de son balcon représente une scène qu’ils pouvaient très bien voir à l’œuvre en rentrant chez eux. Une image si banale qu’elle apparaît vulgaire… Même Zola, qui publie la même année L’assommoir, écrit au sujet de ce tableau « Monsieur Caillebotte a des raboteurs de parquets, c’est là de la peinture bien anti-artistique, une peinture propre, une glace, bourgeoise à force d’exactitude… ».

Pourquoi avoir eu l’idée de peindre des ouvriers au travail ? Les membres de sa famille on raconté que Caillebotte s’était inspiré de la rénovation de l’hôtel particulier familial, situé dans les nouveaux quartiers de la gare Saint-Lazare. Plus tard, lorsqu’il habitera boulevard Haussmann, il assistera aux nombreux travaux dus aux transformations de Paris initiées sous le second Empire.

La scène se passe dans un appartement bourgeois. Trois hommes s’affairent à poncer et égaliser un parquet. Ils utilisent différents outils : celui de droite tient un rabot et les deux autres manient un racloir. Ils sont agenouillés de façon à ce que l’on ne distingue que partiellement leurs visages. L’un d’eux est isolé sur la gauche parallèlement à l’arrière plan. Ces coéquipiers, plus en avant lui tournent le dos et semblent discuter entre eux. La séparation est d’autant plus suscitée par le rayon lumineux qui provient de la porte-fenêtre du balcon. Certainement humidifiées pour faciliter le travail, les parties non poncées reflètent la lumière qui coule par cette fenêtre. Caillebotte décrit avec minutie les effets lumineux, non seulement sur le sol, mais aussi sur les dos nus des ouvriers. Il accorde également beaucoup d’importance aux outils utilisés ; sont éparpillés sur le parquet un marteau, une lime, des copeaux de bois, des sacs à outils et une bouteille de vin avec son verre.

L’originalité des œuvres de Caillebotte réside également dans les choix qu’il opère par rapport au cadrage. La photographie en est encore à ses débuts. Martial, son frère, était un pratiquant assidu de la photographie. Il était donc « naturel », que Caillebotte intègre, dans sa peinture cette nouvelle vision des choses. Avec cette vue plongeante, les lignes de perspective (constituées par les lames du parquet, les murs latéraux) convergent vers un endroit situé au-dessus de la toile. Un peintre classique aurait placé son point de fuite plus bas pour donner la sensation d’être au même niveau que les ouvriers. Le fait de placer le point de vue plus haut que de coutume contribue à suggérer le mouvement avant arrière nécessaire à la tâche de ces hommes.

L’artiste exprime par ces choix son intérêt pour les ouvriers-artisans : en témoigne le gros plan sur leurs bras. Il a conscience de la pénibilité de leur tâche et le montre : ils travaillent à genoux, leur peau luit de sueur. Le réseau de lignes géométriques enferme ces hommes dans un univers rigide duquel le regard du spectateur ne peut lui non plus s’échapper. Mais plus que de compassion, il s’agit d’une célébration : leur musculature puissante est mise en valeur par la lumière rasante. Caillebotte traite son sujet avec une dignité et une sobriété qui excluent tout misérabilisme. Il s’agit, par la chaleur des couleurs, de dire la noblesse du travail, la qualité du matériau : le bois. Ces hommes sont par ailleurs solidaires les uns des autres – leurs gestes s’accordent, sans qu’il soit besoin de mots. Peu individualisés, ils sont réduits à leur fonction.

« L’art ne s’est occupée jusqu’à présent que des dieux, des héros et des saints ; il est temps qu’il s’occupe des simples mortels… » Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865)