Poésie – Couleurs – Simultanéités.

Sonia Delaunay et Blaise Cendrars, La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, 1913. Aquarelle, texte imprimé sur papier simili Japon, reliure parchemin peint, 199 x 36 cm.

1888. Russie. Saint-Pétersbourg. Sonia Stern, 3 ans, est placée par sa mère chez son oncle, Henri Terk, un riche avocat qui l’adoptera. Cette décision maternelle permet à la jeune Sonia de s’épanouir dans un environnement aisé et cultivé, entourée de la collection de peinture familiale.
1904. Suisse. Bâle. Frédéric Sauser dit « Freddy », 17 ans, s’installe dans un train pour un long voyage de plus de 2500 km. Un périple de trois mois qui lui fera traverser l’Allemagne, la Pologne, avant d’arriver à Moscou accueilli par sa tante. Pas le temps de se poser. Il poursuit son voyage jusqu’à Saint-Pétersbourg engagé par l’horloger helvétique Henri-Albert Leuba en tant que commis bilingue français-allemand.
Le jeune Freddy voit fleurir sur les murs de la « Venise du nord » des affiches : l’Empire russe fait la promotion du futur transsibérien alors en construction. Train mythique, commencé en 1891 et achevé en 1916, il traversera près de 9 000 gares et neuf fuseaux horaires. Un long et lent voyage de Moscou à Vladivostok. Quelques années plus tard, il inspirera un poème à Freddy, qui allait devenir le poète et romancier Blaise Cendrars.
1905. France. Paris. Sonia Terk a 20 ans. Peintre, elle s’installe dans le quartier Montparnasse. Elle commence à développer un goût particulier pour le travail sur les couleurs vives.
1913. Sonia et Robert Delaunay comptent déjà parmi les artistes pionniers de l’abstraction. Leur système plastique est fondé sur une théorisation des « contrastes simultanés ». Qu’est-ce que la loi du contraste simultané des couleurs ? C’est un phénomène optique lié à notre perception des couleurs. Notre œil, lorsqu’il perçoit une couleur, exige « simultanément » sa couleur complémentaire et, si elle ne lui ait pas donnée, il la crée lui-même. Pour être plus clair, lorsque nous voyons un rouge, notre œil crée automatiquement autour de cette couleur un halo avec sa couleur complémentaire (le vert), si bien que si le peintre place à côté du rouge, la couleur verte, celle-ci apparaît à notre œil plus lumineuse qu’elle ne l’est réellement. À l’inverse, si le peintre place une autre couleur que le vert à côté du rouge, celle-ci est ternie par ce léger halo vert que notre œil crée automatiquement.
Pour en revenir à Sonia et Robert Delaunay, depuis 1911, ils connaissent Guillaume Apollinaire ; ils l’ont même hébergé à la fin de l’année 1912 après la fameuse affaire du vol de la Joconde. Le couple d’artistes participe aux soirées auxquelles le poète convie ses amis dans son appartement. C’est chez Apollinaire qu’ils rencontrent un poète alors inconnu, Blaise Cendrars, « un petit jeune homme frêle et blond », raconte Sonia dans ses mémoires, Nous irons jusqu’au soleil. Une complicité immédiate s’établit entre eux. Blaise et Sonia parlent le russe. Ils partagent un imaginaire commun en même temps qu’un goût pour la recherche de nouvelles formes esthétiques.
Alors, ils réalisent ensemble le premier livre simultané, La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France. L’ouvrage adopte une forme originale qui permet un déchiffrement global continu : celle d’un long dépliant en accordéon (leporello), à la verticale, partagé en deux colonnes déroulant en vis-à-vis une frise abstraite de rythmes colorés. Le poème, sans ponctuation, égrène le récit du voyage en Russie d’un jeune poète et d’une prostituée, Jehanne, allant de Moscou à Kharbine à bord du Transsibérien, dont l’itinéraire est reproduit en tête du texte. Le long ruban de cercles simultanés chatoyant de couleurs renvoie au rythme syncopé du poème, en cadence avec celui du voyage et avec les roulis du train. Une tour Eiffel rouge, symbole du Paris moderne et blason commun aux deux Delaunay, conclut le serpentin et la fin du poème : « Paris/Ville de la Tour Unique du grand Gibet et de la Roue ». Les formes géométriques de Sonia se déploient à gauche, épousant le rythme du texte de Blaise, 445 vers imprimés en 12 caractères différents. L’œuvre dépliée fait quasiment 2 mètres et permet de saisir d’un seul regard texte et peinture « comme un chef d’orchestre lit d’un seul coup les notes superposées dans la partition », écrit Apollinaire dans les Soirées de Paris.
Ce leporello est publié dans la maison d’édition Les Hommes Nouveaux fondée par Cendrars et dont le siège n’est autre que sa chambre ! Ce texte lui vaudra d’être baptisé par l’écrivain John Dos Passos « L’Homère du Transsibérien ». Une soixantaine d’exemplaires ont été réalisés au pochoir et à l’aquarelle. Le nombre prévu était de 150 ; mis bout à bout, ils devaient égaler la hauteur de la Tour Eiffel. Le livre-poème est exposé simultanément à Paris, Londres, New York, Petrograd et à Berlin. Et tant pis s’il n’est probablement jamais monté à son bord.
Cependant l’expression « poème simultané » entraîne Blaise et Sonia dans une polémique. L’accueil est très mitigé, les critiques acerbes tandis qu’une querelle se noue autour du sens et de l’emploi ainsi que de la paternité du terme « simultané ». Parallèlement, les deux artistes sont la cible d’une critique de plagiat. Finalement, Blaise fait paraître un texte dans la revue Der Sturm qui se clôt ainsi : «  …. Madame Delaunay a fait un si beau livre de couleurs, que mon poème est plus trempé de lumière que ma vie. Voilà ce qui me rend heureux. Puis encore, que ce livre ait deux mètres de long ! – Et encore, que l’édition atteigne la hauteur de la Tour Eiffel ! …. Maintenant il se trouvera bien des grincheux pour dire que le soleil a peut-être des fenêtres et que je n’ai jamais fait mon voyage… »
Dès le début de la Première Guerre mondiale, le Suisse Cendrars s’engage à la Légion étrangère. Il reviendra amputé de sa main droite, déchiquetée par une rafale de mitrailleuse. C’était la main avec laquelle il écrivait. Mais La prose du Transsibérien ne sera pas oubliée. Trente ans après sa création, en juin 1953, après avoir entendu son texte à la radio, Cendrars note dans son agenda : « Le poème est beau, plein de sève et de suc, sain, nourrissant une belle coulée de lave et de réalité. Toute l’époque y est. C’est prophétique. »

« Les contrastes simultanés des couleurs et le texte forment des profondeurs et des mouvements qui sont l’inspiration nouvelle », Blaise Cendrars et Sonia Delaunay, lettre à André Salmon, Gil Blas, 12 octobre 1913.

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