La quête de la cité idéale.

(en haut) Auteur incertain (école de Piero della Francesca ?), Cité idéale dite aussi Panneau d’Urbino, vers 1470. Huile sur bois.
(en bas) Jean-François Rauzier, La Cité idéale, 2008. Photomontage, 120 x 370 cm.

De tous temps, les hommes ont rêvé de villes idéales : l’architecte Hippodamos (Ve siècle avant notre ère), Platon, etc. À la Renaissance, les humanistes développent toute une réflexion sur la cité idéale, qui fait de la ville, en tant que telle, un objet de l’art.

XVe siècle. Italie. Urbino. On a longtemps attribué à Piero della Francesca cette œuvre intitulée la Cité idéale. Mais rien ne permet de l’affirmer. Alors qui l’a peint ? Peut-être Luciano Laurana. À moins que ce ne soit Francesco di Giorgio Martini ou Giuliano da Sangallo. La question reste en suspens. De toute façon, ce qui nous intéresse pour le moment, c’est l’atmosphère énigmatique de cette œuvre. Que voyez-vous ? Une ville figée dans sa symétrie, avec sa place rectangulaire, déserte, bordée de palais et de maisons bourgeoises. Que ne voyez-vous pas ? Aucun habitant ne vient troubler le mathématique agencement des bâtiments. Seuls les deux pigeons sur la corniche du palais, au premier plan à droite, sont vivants. Aucune végétation, sauf une plante à côté des pigeons. L’artiste a volontairement oublié de représenter les êtres humains pour ne pas égarer le spectateur dans la contemplation de cet espace rationalisé. Par l’absence de figures, la ville n’est pas synonyme de décor mais devient ici le véritable sujet du tableau.
Et pourtant ! Notre regard est attiré au centre par le bâtiment circulaire. Là, une porte est entrouverte, comme une invitation à entrer ou comme si quelqu’un nous observait. Maintenant, à vous d’imaginer la suite de l’histoire.

2002. Jean-François Rauzier invente le concept d’hyperphoto. De quoi s’agit-il ? Le photographe réussit à créer l’illusion du réel par la juxtaposition, la duplication et la torsion d’images afin de réinventer les volumes et les perspectives avec les multiples potentialités qu’offre la retouche sur ordinateur. Chaque œuvre nécessitant l’assemblage de nombreuses photos, il s’agit en amont d’un long travail d’observation, de prises de vues, et d’assemblage. Il mêle l’infiniment grand et l’infiniment petit, et insère des détails insolites.

2008. La Cité idéale de JF Rauzier reçoit le prix Arcimboldo pour la création numérique. Ici, l’artiste fait clairement référence à l’œuvre de la Renaissance italienne. Rauzier reprend d’ailleurs la même composition et la même perspective. Dans les deux cas, on a l’impression d’être dans un décor de film. Cependant, le propos du photographe est tout autre : autant la cité de la Renaissance semble claire, lumineuse, autant celle de Rauzier semble sombre, sinistre et peu engageante.
Pour réaliser cette œuvre, le photographe a assemblé des clichés de différentes villes au gré de ses ballades : Sarcelles, Puteaux, Genève, Toulouse, Clichy, la Plaine St-Denis, etc. « J’ai un besoin de collection et je collectionne un lieu par tous ses détails pour le posséder le plus possible, par tous les angles », explique-t-il. « Ma quête première est d’essayer d’atteindre la vision absolue. Tout voir, plus loin, plus près, plus net, plus avant, pendant, après. » Tous les éléments ont donc été collectés au fur et à mesure : fenêtres, véhicules, antennes de télévision, vitrines, cabines téléphoniques, déchets, etc. Lorsqu’il assemble l’image il puise dans cette photothèque et il ajoute, retire, remets,…
Pour coller parfaitement au tableau de référence, Rauzier a utilisé un procédé proche de la 3D ; il a « arrondi » l’immeuble central par déformations successives. Le ciel esthétisant crée le lien avec la Renaissance. Si l’espace de la cité idéale italienne est vide, celui de Rauzier est saturé de petits détails : véhicules, gravats, détritus, télévisions,… qui indiquent une présence humaine, invisible mais étouffante et inquiétante. Seuls personnages visibles : un homme assis dans un bâtiment central, le reflet du photographe dans le miroir derrière lui et à l’intérieur de certaines fenêtres, on distingue un homme cagoulé sur un écran de télévision. On n’ose plus regarder le monde extérieur en face, on en a peur, on préfère mettre un écran entre le monde réel et nous.
Vous pouvez entrer dans l’œuvre et vous perdre dans une infinité de détails minuscules qui accentuent le sentiment de malaise face à l’atmosphère glauque de cette ville.
Tel l’artiste de la Renaissance, le monde de Rauzier est irréel et utopique. Le spectateur se trouve plongé dans un temps indéterminé. Si c’était du théâtre, on serait entre deux actes. Si c’était la réalité, on serait au début ou à la fin d’un monde. Dans sa série Arches, Rauzier conte l’histoire de Pr Rie Azur (anagramme de Rauzier) : un individu qui entreprend de sauver l’humanité en construisant des arches de Noé comme des dirigeables. Son monde onirique et postmoderne réinvente la ville de demain.

« Quand on est devant une image, on a du mal à savoir ce qui est faux ou vrai. C’est un peu comme un casse-tête, ça enivre un peu ». Jean-François Rauzier